‘La nuit à l’assaut de la vertu : Variations libertines sur le thème de Gygès’, Conference Virtue and the Enlightenment/La vertu et les Lumières, Reid Hall, Paris (France)

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Description

« La lune se couchait et le dernier de ses rayons emporta bientôt le voile d’une pudeur qui devenait, je crois, importune » (Point de lendemain, 26). Quelques heures plus tôt, le jeune Damon a été enlevé à la foule de l’opéra par la très rusée Mme de T*** pour une nuit sans lendemain. Cette nuit, dans le parc de son château, elle maitrise le jeu libertin et ses règles à la perfection : la séductrice doit jouer le rôle de la femme séduite dont la vertu, qu’elle qu’en soit la force, ne saurait faire face à l’assaut des ténèbres. Les résistances vertueuses ainsi que la pudeur s’évanouissent en même temps que disparait le dernier rayon de lune, faisant place à une obscurité totale et à un abandonnement érotique complet.
Point de lendemain de Vivant Denon est un grand quoique tout petit chef d’œuvre du roman libertin, une formule concentrée en seulement quelques pages (et une seule nuit) des grands thèmes voluptueux de l’époque. Le triomphe de l’obscurité sur la vertu féminine si bien décrit ici par exemple était déjà un topos du genre libertin. Partout la soumission de la vertu au plaisir se synchronise sur l’avancée de l’ombre : mise-en-scène libertine qui dramatise le combat entre le vice et la vertu et lui donne une résonnance presque métaphysique. Ces scènes libertines ont bien quelque chose des clairs-obscurs sacrés du Caravage ou de Georges de la Tour : la lumière et l’ombre s’affrontent sur les plans physique et métaphysique où se joue en parallèle le combat entre le vice et la vertu. Mais ces échos gravement chrétiens sont immédiatement étouffés par le contexte galant et par la tache joyeusement séductrice donnée aux ténèbres dans la littérature libertine. L’obscurité sert le vice qui sert le plaisir. La nuit (de par ses ombres) apparait alors clairement comme la complice du séducteur. Plus subtilement, elle apparait aussi comme la complice de sa victime à qui elle permet de s’abandonner et donc de se libérer des tensions (entre vice et vertu, devoir et vouloir, honte et désir) qui la déchiraient. C’est pourquoi, dans le roman libertin, il n’est pas si évident de déterminer si l’obscurité qui encourage l’abandon de la vertu est représentée comme une force négative (corruptrice) ou positive (émancipatrice). Ce topos très frivole recèle donc--en fait comme toujours-- des préoccupations plus profondes sur la nature même de la vertu.
Qu’est-ce que la vertu ? Question qui a tourmenté les plus grands penseurs depuis Platon et Socrate (dans les dialogues de Meno ou de La République) jusqu’à St Augustin, Rousseau, Kant ou Sartre, en passant aussi par les auteurs libertins du 18e siècle. La grande question est toujours de déterminer si la vertu sourd de l’intérieur (de soi) ou de l’extérieur (de l’autre) ; si la vertu peut se limiter aux apparences et aux actes ou si elle réside entièrement dans les intentions. Dans cette présentation, je vais tacher de montrer en quoi les scènes nocturnes de la littérature libertine sont autant de prétextes à réflexions sur la nature et la raison d’être de la vertu au dix-huitième siècle.
En effet, si l’obscurité dans le roman libertin peut mettre à mal les efforts vertueux, c’est précisément parce qu’elle crée autour des protagonistes une situation d’invisibilité dans laquelle ces questions d’intériorité ou d’extériorité, d’actions ou d’intentions, prennent tout leur sens. Les auteurs libertins semblent nous dire, avec tous les philosophes depuis Platon et son Gygès, que la vraie vertu n’a que faire de l’invisibilité, que la crainte du regard d’autrui ne doit pas constituer notre seule ligne de conduite. Celui ou celle qui cède a la tentation de l’invisible n’est en fait tout simplement pas vertueux. L’invisibilité constitue alors la plus grande « épreuve de la vertu ». C’est ce que nous étudierons dans un premier temps.
Mais dans un deuxième temps, nous verrons que si les ténèbres triomphent de la vertu, c’est aussi parce qu’elles troublent et trompent la conscience intime de l’individu quant à sa faute. En effet, dans le noir, nos actions ne sont pas invisibles qu’aux autres ; elles le sont aussi à nous-mêmes. Comment les juger alors ? Elles semblent n’avoir aucune réalité. Dans le cas des femmes—puisque, nous le verrons, les réticences féminines sont ce qu’il faut vaincre pour qu’il y ait une scène érotique--, la réduction de la vertu à la décence, à la pudeur, à la chasteté, ne risque-t-elle pas de réduire aussi la vertu à des actes et des apparences facilement effaçables dans l’opacité des ténèbres ?
Enfin, cette vertu que les ténèbres (et donc l’invisible) attaquent si facilement dans le roman libertin est-elle légitime ? Au Siècle des Lumieres, philosophes et libertins se demandent s’il était bien nécessaire aux sociétés modernes et occidentales de s’imposer le fardeau de la chasteté. Cette chasteté qui était présenté alors comme l’épitomé de la vertu féminine et de celle de l’honnête homme, n’est-elle pas plutôt une absurdité, une source de tensions superflues que les ténèbres, que l’invisible, apaisent, en une sorte de bienheureux compromis entre les désirs intimes et les devoirs vertueux que leur impose la société?
Period23 May 201424 May 2014
Event title‘La nuit à l’assaut de la vertu : Variations libertines sur le thème de Gygès’, Conference Virtue and the Enlightenment/La vertu et les Lumières, Reid Hall, Paris (France)
Event typeOther
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